Par Bernard Colas et André-Philippe Ouellet, Collaborateur CMKZ
Les nouvelles arrivant outre-Atlantique peuvent paraître inquiétantes pour les entreprises canadiennes exportant dans l’Union européenne (UE) et bénéficiant de l’Accord Économique et Commercial Global (AECG ou CETA en anglais) conclu entre d’une part le Canada et d’autre part l’UE et ses États membres. Nous souhaitons informer la communauté d’affaires des risques, que nous estimons modérés, pour les flux commerciaux entre le Canada et l’UE.
Vote du Sénat Français
En effet, le Sénat français vient de voter, jeudi 21 mars, contre la ratification par la France de ce traité. L’Assemblée nationale française avait quant à elle avalisé la ratification du traité en 2019, mais l’accord des deux chambres est requis afin que la ratification soit effective.
En vertu de l’article 30.7 de l’AECG, les dispositions tarifaires et strictement commerciales sont appliquées de manière provisoire depuis le 21 septembre 2017 en réduisant à zéro les tarifs pour 98 % des lignes tarifaires négociées entre le Canada et l’UE.
Alors que le Parti communiste français — à l’origine du vote au Sénat — a annoncé vouloir remettre le texte à l’étude de l’Assemblée nationale française, le 30 mai prochain, les entreprises canadiennes devraient-elles s’inquiéter ?
Application provisoire
CMKZ prévoit que l’AECG continuera à s’appliquer provisoirement, à tout le moins à court et moyen termes. Le risque que l’Accord cesse de s’appliquer provisoirement, voire qu’il tombe entièrement à l’eau n’est toutefois pas théorique et ne devrait pas être minimisé.
Sur le plan juridique, l’application provisoire de l’Accord pourrait cesser de deux façons:
- D’abord, il est possible que l’application provisoire prenne fin par le truchement du droit de l’UE. La déclaration 20 du Conseil de l’Union européenne prévoit que si la ratification échoue dans un État membre et dès lors que cette ratification a été notifiée, l’« application provisoire devra être et sera dénoncée ». Cela devra toutefois être effectué « conformément aux procédures de l’UE » ce qui est interprété par certains comme requérant une décision du Conseil qui requerrait alors probablement un vote à majorité qualifiée soit 55 % des États membres (15 États) totalisant au moins 65 % de la population de l’UE suivant l’article 238 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
La fin de l’application provisoire par cette voie est très peu probable. Subsiste néanmoins le risque que le Conseil ne mette fin à l’application provisoire du traité s’il est tenu au mot et qu’il notifie le Canada comme il s’y est engagé envers les États membres de l’UE. Ce risque est toutefois mitigé par la perspective de l’application de l’Article 238 du TFUE. Vu les 16 ratifications déposées par des États membres, il serait surprenant qu’une majorité qualifiée souhaite mette fin à l’application provisoire du traité.
- Ensuite, en vertu du droit international général, auquel à notre avis l’AECG ne déroge pas en la matière, les États ont des obligations intérimaires entre le moment de la signature d’un Accord et son entrée en vigueur. Ces obligations peuvent aller jusqu’à l’application provisoire d’un traité avant son entrée en vigueur si les parties en décident ainsi. C’est le cas de l’AECG au titre de son article 30.7 qui prévoit aussi les modalités d’entrée en vigueur de l’Accord.
Au titre du droit international, l’application provisoire d’un traité prend fin pour un État lors de la notification de son intention de ne pas devenir partie au traité. En l’espèce, comme tous les États de l’UE sont également parties à l’AECG, la ratification de chacune d’entre-elles est nécessaire afin que l’AECG entre en vigueur. La décision de ne pas ratifier un accord emporte des conséquences juridiques, ne s’agissant pas d’un traité multilatéral « ouvert ». Une telle décision qui aurait été dûment notifiée aux autres parties entraînerait alors probablement l’application de l’article 30.7.c. et l’application provisoire prendrait fin « le premier jour du deuxième mois suivant » la notification.
Bien qu’une partie de la communauté juridique estime que seule l’UE peut notifier au Canada une telle intention, nous somme d’avis qu’il n’est pas possible d’exclure qu’un seul État de l’UE puisse faire échec au traité et à son application provisoire. Si seule l’UE pouvait mettre fin à l’Accord provisoire malgré un refus de ratification d’un État partie, les dispositions quant à son entrée en vigueur perdraient alors leur effet utile. De telles limitations à la souveraineté des États ne se présumant pas, la volonté des parties en ce sens doit être claire.
Ce scénario demeure toutefois peu probable et ne pourrait se réaliser qu’en raison d’une volonté nette de l’exécutif français de faire tomber l’Accord, ce qui ne semble pas être le cas.
Gouvernements européens
Ainsi, outre les aspects juridiques, le niveau de risque dépend surtout des décisions prises par les gouvernements européens. En effet, le Parlement de Chypre a déjà rejeté la ratification de l’Accord, mais son exécutif ne l’a notifié à aucune autre partie afin que ce rejet ne produise pas d’effet juridique. Il en va de même dans le cas de la Cour Suprême d’Irlande qui a décidé que l’Irlande ne pouvait ratifier l’Accord, comme une telle ratification serait inconstitutionnelle en droit irlandais.
Il demeure possible que le texte soit rejeté fin mai en France, le président Macron ne disposant pas de la majorité à l’Assemblée nationale et l’AECG étant contesté par une coalition de partis de gauche comme de droite. Il est néanmoins probable que le gouvernement Macron, advenant un rejet de l’Accord, imite ses homologues irlandais et chypriotes et omette de notifier les autres parties à l’AECG, incluant l’UE. Cela n’est toutefois pas acquis dans le contexte actuel des tensions dans ce pays. L’accord est dénoncé par certains partis politiques comme étant le faîte d’un déni de démocratie et un refus de l’exécutif de notifier la décision de l’Assemblée nationale pourrait attiser encore davantage les tensions et un sentiment anti-européen allant croissant en France. Le gouvernement français pourrait également décider de ne notifier que l’UE de sa décision, enclenchant alors probablement un vote au Conseil qui devrait mener au maintien de l’application provisoire de l’Accord. Cette stratégie pourrait toutefois être à double tranchant en accroissant la méfiance des Français vis-à-vis de l’UE.
En conclusion, bien qu’il est plus probable que l’AECG continue à s’appliquer à tout le moins à moyen terme, CMKZ recommande aux entreprises canadiennes actives à l’étranger de suivre le résultat du vote devant l’Assemblée nationale française fin mai 2024 et la réaction de l’exécutif français en raison de risques, bien que faibles, que l’UE, ou la France directement, ne notifient le Canada de la fin de l’application provisoire du traité ou de la décision de ne pas procéder à sa ratification, soit d’enterrer l’Accord. L’application provisoire de l’AECG pourrait prendre fin dans les trois mois.
Ainsi, par le biais de ce billet nous souhaitons remettre les pendules à l’heure alors que de nombreux textes et reportages portant sur le sujet sont alarmistes pendant que d’autres balaient indûment tout risque du revers de la main.