Par Bernard Colas
Le Canada a récemment pris une décision audacieuse en matière de politique commerciale, marquant un changement radical dans son approche des relations commerciales internationales. Le 1er octobre 2024, le gouvernement canadien a imposé des droits de douane de 100 % sur les véhicules électriques importés de Chine, suivis le 15 octobre par des tarifs de 25 % sur l’acier et l’aluminium chinois. Ces mesures sans précédent représentent une rupture nette avec la tradition canadienne de prudence diplomatique et de respect des règles du commerce international.
Les motivations du Canada
Contrairement à sa posture habituelle, le Canada n’a pas explicitement cherché à justifier ces nouveaux tarifs comme étant conformes aux règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC). Au lieu de cela, le gouvernement canadien a surtout mis l’accent sur la nécessité de protéger son industrie nationale et ses travailleurs. Environ 125 000 emplois dans le secteur des véhicules électriques et 130 000 dans celui de l’acier et de l’aluminium ainsi que de nombreux financements publics et l’importance stratégique de ce secteur font partie des enjeux considérés par ces mesures.
Les autorités canadiennes ont présenté ces mesures comme nécessaires pour protéger l’industrie nationale face à ce qu’elles considèrent comme des pratiques commerciales déloyales de la Chine, comprenant la surcapacité subventionnée par l’État chinois, les normes de travail insuffisantes et le manque de mesures de protection environnementales. Ces pratiques faussent, selon Ottawa, la concurrence et créent un déséquilibre commercial qui nuit à l’industrie canadienne.
Cette décision marque un virage protectionniste dévoyé pour le Canada, qui s’éloigne ainsi de son rôle traditionnel de défenseur d’un ordre commercial multilatéral fondé sur des règles. En effet, plutôt que d’invoquer les mécanismes prévus par l’OMC pour faire face à ces distorsions commerciales, le Canada a opté pour une approche unilatérale en imposant des surtaxes sur des produits chinois.
Alignement sur les partenaires occidentaux
Cette décision du Canada s’inscrit dans un mouvement plus large de durcissement des politiques commerciales occidentales envers la Chine. Le Canada emboîte ainsi le pas aux États-Unis qui ont annoncé en mai 2024 une augmentation à 100% des droits de douane sur les véhicules électriques chinois. L’Union européenne a également pris des mesures, mais de façon plus nuancée, en imposant des droits compensateurs allant jusqu’à 35,3% sur les véhicules électriques chinois, s’ajoutant à la taxe existante de 10%.
Cependant, la position du Canada diffère de celle des États-Unis sur un point crucial : contrairement à son voisin du sud, le Canada est partie à l’Arrangement multipartite concernant une procédure arbitrale d’appel (AMPA). Cette adhésion signifie que le Canada reste soumis à un mécanisme de règlement des différends contraignant au sein de l’OMC, alors que les États-Unis peuvent adopter des politiques protectionnistes sans craindre d’être rappelés à l’ordre par l’OMC. Cette différence pourrait avoir des conséquences importantes pour le Canada dans son différend commercial avec la Chine.
Début d’un différend à l’OMC
Face à la surtaxe canadienne, la réponse de la Chine ne s’est pas faite attendre. Pékin a rapidement déposé une plainte auprès de l’organe de règlement des différends de l’OMC, affirmant que les mesures canadiennes violent le principe de non-discrimination prévu par la clause de la nation la plus favorisée du GATT (Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce).
La première étape du processus de règlement des différends consiste en des consultations entre les deux pays afin d’essayer de trouver un accord à l’amiable. Si ces consultations échouent, un groupe spécial composé de trois experts sera chargé d’entendre les arguments des deux pays et de rendre une décision.
Le Canada devra vraisemblablement se justifier devant ce groupe spécial. Il pourrait tenter d’invoquer certaines exceptions prévues par les règles du GATT (notamment celles liées à la protection de l’ordre public ou à la sécurité nationale), mais cette stratégie comporte des risques systémiques importants, car un usage trop libéral de ces exceptions pourrait fragiliser l’ensemble du système commercial international. De plus, le Canada sera appelé à fournir une explication convaincante quant à son choix de ne pas avoir suivi les procédures habituelles de l’OMC pour justifier ses mesures considérées par la Chine comme déloyales et illicites.
Si le groupe spécial donne raison à la Chine et que le Canada ne se conforme pas à ses obligations internationales, Pékin pourrait obtenir le droit d’imposer des sanctions commerciales contre le Canada.
Alternative conforme à l’OMC
Le Canada aurait pourtant pu adopter une approche différente tout en respectant le droit commercial international. En effet, le Canada aurait pu recourir à des mesures compensatoires ou des mesures de sauvegarde, comme le prévoient d’ailleurs les lois canadiennes qui sont conformes aux règles de l’OMC. Ces mécanismes permettent aux pays membres d’imposer temporairement des droits compensateurs lorsque leurs industries sont affectées par des subventions étrangères ou par une augmentation soudaine des importations.
C’est d’ailleurs la voie empruntée par l’Union européenne qui a mis en place des droits compensateurs pour contrer les subventions chinoises. Bien que ces mesures aient également entraîné une augmentation des droits de douane, elles ne sont pas punitives. Contrairement aux surtaxes canadiennes qui limitent fortement l’entrée des véhicules électriques chinois, les mesures européennes visent à compenser les distorsions commerciales causées par les subventions chinoises, en ajustant les droits de douane au prorata de l’effet desdites subventions. Chaque constructeur chinois est ainsi soumis à des droits de douane proportionnels aux subventions illégales qu’il a reçues.
Position délicate du Canada
En adoptant ces mesures protectionnistes, le Canada se trouve dans une position délicate. D’une part, il cherche à protéger ses intérêts nationaux face aux pratiques commerciales jugées déloyales par la Chine. D’autre part, il risque d’affaiblir son engagement envers un système commercial international fondé sur des règles qui lui a longtemps été favorable.
Les répercussions potentielles ne se limitent pas au secteur automobile. La Chine a déjà lancé une enquête antidumping sur les exportations canadiennes de graines de canola, une culture dont le Canada est l’un des principaux producteurs mondiaux. Cette action pourrait davantage détériorer les relations économiques entre le Canada et la Chine qui constitue son deuxième partenaire commercial. En parallèle, Ottawa envisage d’étendre ses surtaxes à d’autres produits chinois stratégiques, tels que les minéraux critiques, les batteries et pièces détachées, ainsi que certains produits liés aux énergies renouvelables comme les panneaux solaires et semi-conducteurs.
Perspectives d’avenir
Bien que motivées par des préoccupations légitimes liées à la protection de son industrie nationale et au maintien d’emplois cruciaux dans plusieurs secteurs stratégiques, ces mesures marquent un tournant dans l’approche canadienne. Ces mesures douanières, largement influencées par la politique commerciale menée par Washington vis-à-vis de Pékin, signalent un alignement plus étroit du Canada sur la position américaine. Cette tendance pourrait s’intensifier compte tenu de l’élection récente de Donald Trump et de la révision prochaine de l’Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM) prévue en 2026.
Cette rupture avec sa tradition diplomatique pourrait aussi avoir des conséquences à long terme, compliquant les futures tentatives du Canada de promouvoir un ordre commercial fondé sur des règles auprès d’autres partenaires internationaux. Le défi pour Ottawa sera de trouver un équilibre délicat entre la protection de ses intérêts économiques nationaux et le maintien de sa crédibilité sur la scène internationale de défenseur du multilatéralisme commercial.
La manière dont le Canada naviguera dans ces eaux tumultueuses sera scrutée de près par la communauté internationale, servant potentiellement de modèle — ou d’avertissement — pour d’autres nations confrontées à des dilemmes similaires. Cette décision met en lumière les tensions croissantes entre la protection économique nationale et l’engagement envers un système commercial mondial ouvert et réglementé, un défi auquel de nombreux pays sont confrontés dans un contexte géopolitique de plus en plus polarisé. L’issue de cette stratégie canadienne pourrait bien influencer la façon dont d’autres nations aborderont leurs propres politiques commerciales à l’avenir, redéfinissant potentiellement les contours du commerce international dans les années à venir.
L’auteur souhaite remercier les collaborateurs d’Affilia, Chakib Chergui, MBA, et André-Philippe Ouellet, M.A., pour leur appui à la préparation de cet article.